17. La Traversée de Bondoufle, de Jean Rolin, éditions P.O.L., 2022, 208 pages, 19€ chronique 1
Les occasions de rire ne sont pas si fréquentes, de manière générale et dans la littérature en particulier, pour qu’on se prive de citer l’incipit de ce livre : « Lorsque Dieu a créé le lapin, s’attendait-il à ce qu’on le retrouve si nombreux, de nos jours, à Aulnay-sous-Bois ? » Les lapins et les décharges seront d’ailleurs deux constantes de ce livre, non pour plaindre les premiers et se plaindre des secondes, car point de jugements d’aucune sorte dans ce livre, et sans qu’il faille a priori établir un rapport entre les deux.
Cet humour, qu’il n’hésite pas à diriger contre lui-même, et dans ce récit plutôt moins qu’ailleurs, est une des raisons pour lesquelles nous sommes attachés de longue date aux livres de Jean Rolin. Si certains sont plus hilarants que d’autres, aucun n’est exempt d’une fine ironie qui confine à la délicatesse, et dont il est finalement assez difficile de percer le secret.
L’extrême rigueur dans laquelle l’écriture se tient est certes mâtinée de comparaisons parfois loufoques, mais qui ne se font jamais au détriment de l’exactitude : « Le terre-plein, quant à lui, présente une forme elliptique et une surface irrégulièrement bosselée, à la manière d’une pizza dont on aurait nonchalamment surveillé la cuisson ». Si nous sommes souvent ravis – et il faut entendre ce terme dans ses deux acceptions – c’est à la manière de grands enfants savourant un moment de connivence et d’intelligence partagées. Et à l’aune de cette virtuosité stylistique se défiant d’elle-même, de la parfaite justesse du travail rythmique qui empêchent que la phrase ne verse dans un certain classicisme. Le style de Rolin, un des meilleurs de ce temps, s’il est indubitablement moderne renvoie aussi aux meilleurs auteurs, visiblement fréquentés avec assiduité.
Une autre composante de cette douce ironie est la minutie apportée aux descriptions les plus triviales. Ainsi les détails les plus saugrenus, par l’attention qu’il leur porte, revêtent un attrait soudain.
Il ne faudrait pas non plus négliger le précieux appoint, d’ordre grammatical, si rarement prompt à nous réjouir d’ordinaire, qu’apporte l’usage consommé d’une ponctuation qui nous balance d’un côté l’autre, comme dans une danse de l’esprit : « … de telle sorte qu’au crépuscule, puis au lever du jour, j’ai pu satisfaire, et même bien au-delà, … » Pour les amateurs de ce type d’humour assez peu pratiqué, nous trouverons aussi par exemple des considérations “sur le participe passé du verbe paître ». Il n’est pas exagéré, au regard de la jubilation que procure une telle lecture, d’évoquer Proust, que Rolin, aussi éloigné que puissent paraitre à première vue les deux œuvres, a toujours considéré comme une influence majeure.
Le fait est que l’on s’esclaffe souvent, l’auteur cède-t-il par exemple à l’un de ses tropismes, en l’occurrence l’architecture ou le matériel militaires, dont le potentiel désopilant a jusqu’à ce jour été très négligé. Prédilection peut-être héritée de son père, médecin aux armées. Cet intérêt si particulier (aussi inattendu chez un ancien maoïste que la passion des armes chez Manchette) donna lieu à bien des chefs d’œuvres, qu’il s’agisse de l’Albatros est un chasseur solitaire*, consacré à un ancien chalutier acheté par la marine nationale, ou de Crac**, relatif au mythique Krak des chevaliers. Cet édifice fera aussi l’objet d’une remarquable exposition concomitante à la sortie du livre à la Cité de l’architecture***. Qu’il nous soit permis d’avouer au passage une fascination partagée pour ces ouvrages fortifiés, qui nous fit apprécier au-delà du raisonnable le film de Zurlini : Le désert des Tartares****. Il fut presque entièrement tourné dans la citadelle de Bam, vieille de 2500 ans, qui devait être presqu’entièrement détruite par un tremblement de terre en 2003.
Mais voici donc notre écrivain voyageur reparti à la conquête de territoires perdus pas si loin de chez nous. Il va poursuivant son exploration des zones intermédiaires, des bordures, des paysages déclassés et délaissés, de cette banlieue éloignée qui n’a plus de nom, bref de ces lieux improbables que dédaignent d’ordinaire les piétons impénitents.
Sinon sous le prétexte d’essayer de découvrir où finit la ville et commence la campagne, on se demande bien ce qui peut l’attirer là. À Bondoufle en particulier qui présente assez peu d’attraits, si l’on s’en réfère à la notice Wikipedia. Peut-être pour le nom même, qui évoque une baudruche et le souffle qui lui donne vie, quelque chose de joufflu et de bon aloi (quoi que, vérification faite, l’étymologie vienne totalement contredire cette interprétation prometteuse). Après tout, ne dit-il pas qu’il pousse jusqu’à Frépillon : « dont le nom seul […] était à l’origine de [son] désir d’y aller voir. »
Bondoufle qui n’apparaîtra d’ailleurs qu’à la page 141, soit au trois quarts du livre, et de surcroît assez brièvement, comme si l’auteur avait souhaité s’acquitter d’une vague contrainte oulipienne ou saluer les titres des livres de Boris Vian, de ceux qui n’ont rien à voir avec leur contenu.
Bondoufle, qui n’offre rien de plus remarquable que ses environs, ne serait-ce « un centre d’enfouissement technique, c’est à dire une montagne de déchets », qui vient en quelque sorte apporter un point d’orgue aux nombreux dépotoirs rencontrés lors des périgrinations de l’auteur. Et peut-être justifier à lui seul le choix de la ville dans l’intitulé du livre.
Car de Bondoufle il ne sera plus question, sinon l’espace de quelques lignes plutôt anecdotiques à la fin du livre.
De fait on ne saura rien de ce qui motive un tel appétit à arpenter ces lieux, assurément assez ingrats. Ils regorgent certes d’une faune insoupçonnée, tout particulièrement de lapins, comme nous l’avons vu, mais aussi d’alouettes dont les grisollements seront tout au fil du livre autant d’échappées rafraîchissantes vers le ciel. Désire-t-il confronter l’élégance de son écriture aux marges souillées du monde, pour que de ce frottement naissent une saveur nouvelle ou quelque contrepoint singulier ? Ou est-il animé du souci, sinon de limiter son bilan carbone, de restreindre le périmètre de ses zones d’investigation, le golfe Persique, le Liban la Syrie ou la Turquie, qui servirent de cadre à de précédents ouvrages, trop exotiques désormais. C’est à dire propices à de rocambolesques aventures, pour qui a souci maintenant, tâche plus ardue, de décrire ce à quoi personne ne s’attache plus, mais où se révèlent des traces de vie, parfois anciennes, amorces possibles de déploiements romanesques inexploités ?
On voit bien que la réponse relève de l’écriture seule. Que de miracles à produire pour qu’un lecteur s’intéresse à une décharge publique ou à des échangeurs autoroutiers ? Même si notre aventurier fait mine de prendre parfois quelques risques, assez mineurs au demeurant, c’est peut-être dans la perspective de se décentrer vers un genre nouveau et facétieux, le western banlieusard ou le road-movie buissonnier. Le plaisir qu’il y prend, et cette absence totale de rebondissements, sauf à hisser de pauvres découvertes au rang de péripéties, en font en partie le plus généreux et le plus confiant des présents qui se puisse déposer entre les mains d’un lecteur.
*Cent Pages, 2011
**P.O.L, 2019
***Le Crac des chevaliers. Chroniques d’un rêve de pierre. Cité de l’architecture et du patrimoine. Du 4 mars 2018 au 4 mars 2019.
****1976, tiré de l’ouvrage de Dino Buzzati.