20. En salle, de Claire Baglin, Les Éditions de Minuit, 2022, 160 pages, 16€
Depuis que la notion de littérature prolétarienne a été définie dans les années 30 par Henri Poulaille, dont Le pain quotidien*, paru en 1932, avait reçu le prix des Bouquinistes quand il existait encore, de nombreux ouvrages qui relèvent de ce courant sont parus, dont le plus fameux sans doute, L’établi, de Robert Linhart, publié en 1981, l’avait été déjà aux Éditions de Minuit.
Le fait que Claire Baglin le mentionne lors de ses entretiens dans la presse nous rassure en même temps qu’il la rend immédiatement sympathique à nos yeux. D’autant qu’elle nomme aussi Thierry Metz**, Louis Calaferte***, Eugène Savitzkaya ou Marcel Cohen, auxquels va toute notre admirative sympathie, et qui, en dehors des deux premiers, n’entretiennent aucun lien avec la littérature ouvrière, même si Savitzkaya se revendique volontiers jardinier.
Marc Bernard aurait été mentionné que notre bonheur eut été à son comble ! Il compte comme un des principaux tenants de ce courant littéraire, tout particulièrement dans la première partie de son œuvre****. Les éditions Finitude et du Dilettante ont entrepris un beau travail de redécouverte, aidées en cela par les rééditions chez Gallimard de plusieurs de ses œuvres dans la collection L’imaginaire.
Nous voudrions aussi renvoyer le lecteur à deux ouvrages majeurs qui montrent, en dehors de sa nécessité intrinsèque, l’extrême vitalité et la varieté de cette thématique dans les années plus ou moins récentes, L’excès-l’usine***** de Leslie Kaplan, et À la ligne******, de Joseph Ponthus.
On nous souffle à l’oreillette qu’un livre vient de paraître sur la question et mérite d’être signalé : De notre monde emporté, de Christian Astolfi*******.
Le roman de Claire Baglin se présente sous la forme de deux récits qui s’entrecroisent, un fragment de l’un succédant à un fragment de l’autre. À la suite du premier : « Et pourquoi ici plutôt qu’ailleurs ? Je suppose que vous avez postulé partout, même chez nos concurrents. » qui pourrait laisser croire que nous sommes dans le bureau de son éditeur qui s’apprête à accueillir ce premier livre. Le fragment suivant relate une visite de l’auteure accompagnée de ses parents et de son jeune frère dans un fast-food quelque vingt ans plus tôt. Ensuite, sur le mode de l’alternance, comme on l’a compris, se poursuit son entretien d’embauche dans un établissement du même genre, puis à nouveau les petites péripéties de ce repas familial. La contamination thématique ne sera pas toujours aussi forte entre les deux parties de ce récit biface, puisque sa vie de serveuse sera ponctuée par des épisodes de sa vie de famille, et tout particulièrement par la relation des activités de son père, ouvrier en charge de la maintenance d’une usine, qui donneront lieu à un très beau portrait de travailleur, parsemé d’ailleurs d’anecdotes d’ordre alimentaire.
Ces deux récits gémellaires ont pour conséquence un effet immédiat et constant d’entraînement sur la lecture. Mais les plaisirs variés que l’on prend à ce double témoignage vont bien au-delà de cette construction, parfaitement adaptée au projet. L’intégration des dialogues dans la narration est parfaitement réussie et naturelle. Certains détails sont portés à leur degré d’expressivité maximum : « Les commissures de ses lèvres sont écarlates à cause du sel des chips. » Parfois le saut de ligne ne suffit pas à écarter les récits et les époques. La perméabilité est telle que quelques instants nous ne savons plus où nous sommes, ni dans quel espace ni dans quel récit.
Entre les activités à l’usine du père et celles en salle de sa fille, des miroirs sont tendus, qui disent une même aliénation et imprégnation du travail sur le corps : « Le rythme régulier des machines semble être celui de ses propres pas » pour le père, ou la desquamation des doigts sous l’action des produits d’entretien pour la fille.
Mais à l’esprit de bonne camaraderie et à la bonne humeur qui règnent dans l’usine répond le chacun pour soi qui prévaut dans cette succursale d’une chaîne de restauration rapide, pour emprunter une expression chère à nos temps euphémistiques. On voit bien qu’à cette espèce de noblesse qui enveloppait encore la classe ouvrière a succédé cet univers froid où évoluent des zombies, auxquels nulle initiative, nulle connivence ne sont permises. Les collègues sont des rivales, les chefs des managers, les « outils » des instruments hostiles. On ne peut que songer à l’ouvrage récent et impeccable de Yohann Chapoutot, qui démontre ce que les techniques managériales dans l’Europe d’aujourd’hui doivent, dans un certain continuum, aux théories organisationnelles en vigueur durant le IIIe Reich.*********
Même la langue est rognée par l’obligation d’aller vite (on dit manas pour managers, embals pour emballages, etc.) « je ne sais plus parler » ; les « prénoms [sont] mal écrits. » Parfois l’écriture s’accélère pour suivre le rythme effréné du travail : « Non, je ne peux plus, il me faut du renfort, c’est pas possible. » Quand elle entre dans la maison de son petit copain, à l’évidence d’une autre classe sociale que la sienne, de fait elle en est exclue : « j’ai pas les mots. »
Alors que de vieux noms sympathiques, des régionalismes (pigner, pouche, supe, bouloche) viennent émailler les passages consacrés au père et à la vie de famille.
À l’instant de clore cette chronique, on repense à cette phrase : « Mon père sort de l’usine, avec en tête le bruit continu des presses, se dit jamais je ne viendrai travailler dans cette boîte de merde ». Elle fait écho à cette réplique mythique d’une ouvrière dans le film La reprise du travail aux usines Wonder********* : « Je ne rentrerai pas, non je ne rentrerai pas, je ne veux plus refoutre les pieds dans cette taule dégueulasse. » Ce passage devait donner lieu au film de Hervé Le Roux, Reprise, dans lequel le réalisateur part à la recherche, près de trente ans plus tard, de Jocelyne, qui en quelques mots avait quintessencié la beauté et la force de la révolte ouvrière.
*Grasset, et portant cette dédicace : À la mémoire de mon père, charpentier, et de ma mère, canneuse de chaises.
**Le Journal du manœuvre, L’Arpenteur/ Gallimard, 1990
***Auteur d’une oeuvre importante, tant par la qualité, les formes et les sujets traités, que par la quantité des œuvres publiées.
****Salut, camarades, Gallimard, 1955 ; Les journées ouvrières du 9 et 12 février, Grasset, 1934
*****P.O.L, 1982
******La Table ronde, 2019, puis Folio, 2020. A donné son nom à une excellente librairie, à Lorient.
*******Le bruit du monde, 2022.
********Libres d’obéir, le management, du nazisme à aujourd’hui, Paris, Gallimard coll. « NRF Essais », 2020
*********De Jacques Willemont et Pierre Bonneau, 1968
**********sous-titré « Un voyage au cœur de la classe ouvrière », 1996