Jim Palette - Lutz

11. Lutz, de Jim Palette, éditions Exils, 90p, 2021, 12€, chronique 1

Jim Palette ne s’est pas toujours appelé ainsi. D’aucuns, ce que semble suggérer ce pseudonyme, disent qu’il aurait eut plusieurs vies. Dont celle accomplie sous son véritable patronyme et durant laquelle il appartint au groupe lettriste, qui compta tant de talents, encore le terme est-il bien faible, de Lemaître à Wolman, de Dufrêne à Debord, sans parler du maître, Isidore Isou, qui écrivit de fulgurants traités, comme de la littérature au kilomètre ou des romans érotiques, et un essai inattendu sur Berthe Morisot. Tout un chacun, de ses représentants, était un peu poète, critique, cinéaste, plasticien, révolutionnaire.

C’est donc parmi mille manières, pratiques et procédés, que notre auteur retient particulièrement notre attention lorsqu’il développe en 1967, sous le nom de Démarche infinitésimale, une œuvre picturale d’une grande économie de moyens et d’une remarquable cohérence en dépit de ses variations, autour du psi grec.

On peut raisonnablement retrouver, dans la forme du psi qui joue avec les bords du cadre, et parfois s’en échappe, quelque chose du patineur qui tente de s’affranchir de l’espace, d’échapper à la gravité, de quitter d’un bond, d’un saut, le sol.

Cette lettre, la 23ème de l’alphabet grec, en forme de petit trident (Ψ), serait en quelque sorte à l’alphabet ce qu’est une figure de style au patinage. Ses variantes minuscules ne sont pas sans évoquer encore davantage des personnages dansant, gîrant ou glissant sur un espace blanc.

On retrouve à ce propos dans ce livre plusieurs références au lettrisme, en la personne d’abord de Gabriel Pomerand, assurant en quelque sorte le rôle de passerelle et de dénominateur commun entre les nombreux auteurs cités, sur lesquels nous reviendrons, et le mouvement littéraire fondé par Isidore Isou. Lequel Isidore Isou, commenté sans que soit cité son nom, fournit au narrateur cette phrase qui pourrait bien constituer la clé principale de ce court ouvrage : « bref, chaque diversifie l’ordre acquis inédite trouvaille. »

Tout cela pour dire que ce livre, qui se présente sous l’apparence d’une grande simplicité, est aussi écrit sur un terreau théorique, une pratique poétique en opposition aux modèles anciens, et dans la survivance d’un hyper-novatisme, pour reprendre un des autres noms donné au mouvement lettriste.

Car s’il est bien question dans ce livre d’un mouvement technique, d’un geste sportif, d’une cabriole fantastique, qu’on ne s’attende pas ici à un traité de patinage. Ou à une autobiographie en bonne et due forme. Si Alois Lutz inventa bien en 1913 un saut de patinage artistique, d’une difficulté folle, cette découverte n’est approchée bien souvent que de manière indirecte et rêveuse. Il appert vite que de cet insolite inventeur on ne sait rien, ou bien peu de choses, sinon qu’il imagina et réalisa cette acrobatie qui désormais porte son nom, un nom qui ne figure plus ni dans les livres, ni documentaire d’aucune sorte, ni dans le musée du patinage que visite l’auteur. Quant au blog qui fait référence dans le domaine, il n’aligne que deux malheureuses anecdotes sur l’existence de Lutz. Et c’est bien entendu le vide et le silence autour de cette trouvaille modeste et géniale qui requièrent l’enquêteur (plutôt brouillon et égaré à l’instar d’un Colombo) qui sommeillait dans l’auteur.

Vide et silence, ou plutôt vides et silences, président aussi à la conception du livre. Comme si seuls des fragments disloqués pouvaient conserver des éclats, ou des échos de la mémoire, autoriser une vue, même très lacunaire du passé. D’où ces vignettes teintées de mélancolie, un peu effacées comme les souvenirs d’enfance, desquelles remontent « des poèmes sans prétention », des comptines. Quelque chose aussi des lanternes magiques : « leurs traits sont presque tous identiques, comme si les enfants n’avaient travaillé qu’à partir de la seule et unique photo de l’un d’entre eux », puis plus loin : « un spectacle d’ombres blanches racontant l’histoire d’un tout jeune patineur sur lequel personne ne sait rien ».

Ces courts (pour la plupart) paragraphes fonctionnent à la façon des tableaux d’une exposition, ou d’un dispositif subtil, dont la différence de thèmes et de formats verrait leur cohérence entretenue par une égalité de traitement. Ils évoquent tout à tour les contes d’antan, qu’il s’agisse d’« habit or » ou de « dames, tranquillement assises sur leur tabouret de bois » ; ou des chromos qu’on imagine accrochés aux murs d’un vieux chalet ; ou des poèmes en prose : « c’était le temps où le silence des villages régnait sur le monde »; ou « un tableau pointilliste en mouvement. »

Le récit n’est par ailleurs pas exempt d’une dimension autobiographique, au cœur de laquelle l’auteur attache ses pas à celui du patineur. Cette recherche aux airs de déambulation, de rêverie nocturne, se double bientôt d’une autre promenade, littéraire cette fois, qui le verra convoquer ses poètes et écrivains de prédilection, de Lamartine à Rimbaud, de Hopkins à Rousseau, de Hofmannsthal à Woolf. La prose vagabonde de l’auteur excelle alors à remplir la vocation des plus grands livres : nous inciter, sitôt celui-ci refermé, à en ouvrir d’autres.

On peut avoir parfois le sentiment d’un léger décousu, d’un débraillé de bon aloi, d’une écriture un peu pâle, aux limites de la nonchalance, comme s’attachant à la poursuite d’un songe, évoquant le travail d’un peintre qui aurait laissé volontairement des traces presque imperceptibles de coulures, de légers défauts de perspectives, d’infimes chaos ou imperfections par lesquelles selon lui sourdrait la vie et une forme nouvelle de beauté. L’auteur semble d’ailleurs s’en excuser : « bien sûr il faudrait travailler davantage, chercher avec encore davantage de sérieux, de persévérance, des traces de mon sujet… », mais il s’en exonère gentiment : « je n’en ai pas trop le goût. Je me suffis à ne rien faire ». Il s’affranchit aussi du rôle de biographe : « À quoi bon me servirait de feuilleter des heures durant de lourds registres ? » Et l’on en revient à la composition et à la conception du livre, cette lente et nostalgique promenade, non exempte de pauses, de retours ; à ce contournement de la biographie, ce refus d’un genre établi au profit d’hybridations, d’une fusion des formes, et pas seulement littéraires. Un peu comme, et contre toute attente, un jeune patineur inventa un beau jour une figure acrobatique, venue de nulle part.

Pour l’auteur il s’est agi, on allait dire simplement, de sauver un geste, artistique, neuf, une figure complexe, aérienne et fugace. Et de dégager, autour de cet instant, un territoire suffisamment large pour y loger un livre, un reflet, une de ces ombres animées qui rejoint la lumière du cinéma, un autre geste, admiratif et complice.

Lutz, d’ailleurs, c’est aussi la lumière, en occitan. L’auteur ne vient-il pas « d’une de ces villes du sud où le soleil ne s’absente jamais tout à fait », et n’a-t-il pas, à travers ce nom, éclairé une légende ?

Lutz évoque ainsi un de ces « artistes sans œuvres », pour reprendre le titre du fameux essai* de Jean-Yves Jouannais. Et c’est sans doute le moment de souligner à quel point les plasticiens ont toujours apporté à la littérature un sang vif et neuf, on en veut pour preuve les deux absolues réussites que constituent les récentes parutions de Malakoff*, de Gregory Buchert, et Vide Sanitaire*, de François Durif.

Ce petit livre vagabond, qui parle aussi bien de la rondeur de certains visages, d’une épine qui sert à tasser le tabac, de « fleurs des champs [qui] semblent toujours entretenir un dialogue avec le vent », de nombreux jeux d’enfants, aussi loin qu’il semble éloigné de son sujet ne s’en écarte donc jamais vraiment, reste empris dans son sillage, un peu comme un vieil homme porte toujours en lui un sentiment de fixation dans l’éternelle enfance.

*Tout trois parus aux (excellentes) Editions Verticales