Il était une fois sur cent: Rêveries fragmentaires sur l'emprise statistique - Yves Pagès

10. Il était une fois sur cent, d’Yves Pagès, éditions la Découverte, 2021, 120p, 14€

La lecture d’Il était une fois sur cent d’Yves Pagès doit se faire, de mon point de vue, d’une traite, en continu. En effet, l’état de rêverie tournoyante qu’il provoque ne s’estompe pas tout de suite et nous plonge dans une sorte d’ouate intime et questionnante. 

Ni récit, ni essai, c’est une ode à l’ivresse de notre regard étonné, saisi comme un lapin sous les phares d’un véhicule la nuit. Ce déferlement de courts textes ordonnés en informations chiffrées et factuelles nous désarçonne avant que nous saisissions qu’ils répondent en questions à nos interrogations profondes sur notre rapport au monde et à nous-mêmes.

Les dernières pages sur l’espace du rêve comme apesanteur universelle qui nous rassemble et travaille à toutes profondeurs nous tiennent à cœur car elles nous ressemblent, nous rassemblent autour de la validité du sens du réel qui n’est jamais que le relanceur du sens du possible (du rêve en fait) comme dirait Robert Musil. 

J’adore et j’adhère.

Bien entendu, la langue comme le style façon carnet à spirales d’Yves Pagès, foisonnent de sens en tous sens qui dit l’inexprimable, comme un démonstrateur-bonimenteur sur son stand éphémère vante ses produits mais, surtout, dépasse sa vaine précision en parlant avec maestria de ce qu’il ne comprend pas trop et dont il se moque en fait… sa rhétorique, son parler pour parler le dépasse, nous dépasse pour former la poésie du langage qui véhicule l’amour des mots en train de se faire, leur âme en quelque sorte.

C’est donc magnifique, je veux dire ce récit à la grammaire supérieure : cette succession de sens et de non-sens qui s’abolissent pour créer en chaîne photographique, une réaction d’étourdissements, de rêves éveillés, d’états de semi-somnolence.

Il y a du surréalisme dans cette écriture semi- automatisée, ouvragée mais libérée (comme Soupault ou Breton), par déferlement et effondrements de chiffres et de pourcentages récurrents, sans liens apparents, mais avec la justesse d’un horloger reconfigurant l’échelle du temps : temps de lecture, contre- temps des mots, hors du temps des énonciations, pour lui permettre de s’affranchir de l’ordre apparent de la chronologie. 

Si nous recherchons ce qui, dans le sens réel, lie l’ensemble :

* les inégalités, ce qui est assez classique dans l’œuvre d’Yves Pagès.

* l’origine et la mort : plus rare chez Yves Pagès d’évoquer une forme de métaphysique intime de la mort, ou plus précisément d’ailleurs celle de la disparition. De magnifiques phrases avec toujours cet humour revigorant :

– « Ou alors, tant qu’à se réincarner, un simple grain de sable m’irait à merveille, pour me confondre avec mes semblables dans le désert et laisser s’écouler à travers le sablier du temps un farniente définitif »

– « Et maintenant que, dans ma vie, il est quarante ans plus tard – mon père n’étant plus de ce monde et sa foutue dialectique du Tout ou Rien réduite en cendres -, c’est le moment ou jamais de dire combien je préfère les modes de vie underground, insondables, minuscules, à toutes les folies des grandeurs »

– « On a du mal à en accepter l’évidence et pourtant, nuit après nuit, chaque être humain produit en moyenne 5 courts-métrages d’un petit quart d’heure tout au plus qui, s’il s’était agi de les réaliser en vrai, auraient nécessité le travail d’à peu près 5 fois 20 personnes. Comme quoi le rêveur intermittent, non seulement il bosse, mais vu la polyvalence des tâches à accomplir, on dirait qu’il remplace à lui tout seul près d’une centaine d’artistes et techniciens. ».

Très touchant et juste !

 * la famille et les lieux qui s’ouvrent ici de façon singulières, pudiques et à fleur de texte. 

Novalis dans sa si brève « Encyclopédie » passe par la forme métaphysique pour faire ressentir l’universalité de la pensée se pensant. Le mode encyclopédique d’Yves Pagès, encore plus resserré et si contemporain, passe par la forme photographique en mode images défilantes pour nous amener à la même perspective ‘novalissienne’ revue et corrigée à l’heure du virtuel : voir à l’aveugle, sorte de forme accomplie de la conscience en mouvement qui nous rassemble. 

Chapeau l’artiste !