6. Le Crépuscule du monde, de Werner Herzog, éditions Séguier, 144 pages, 2022, 18€
C’est par Signes de vie, en 1968, que Werner Herzog fit son entrée fracassante dans le cinéma. Ce film raconte l’histoire d’un jeune soldat, confiné dans une île grecque afin de garder un dépôt de munitions, et qui devient sous le coup de l’ennui, de la solitude et de la chaleur de l’été, peu à peu fou, au point de vouloir incendier le ciel et la mer.
Déjà un jeune soldat, une île, déjà la folie !
Ou comment, tel un nouvel Erostrate, donner un sens, serait-il aberrant, à sa vie, tromper l’ennui entendu dans sa dimension ontologique, accéder à une destinée hors du commun ? On repense aussi, bien sûr, au Giono d’Un roi sans divertissement.
Suivront ces films fulgurants et désormais légendaires, comme Aguirre, la colère de Dieu, ou Fitzcarraldo, qui inscriront définitivement Werner Herzog dans le panthéon du cinéma comme un réalisateur de l’extrême, de l’excès et de l’extraordinaire – de l’exploit et de l’exploration. Ses tournages, marqués par la démesure et la démence : n’a-t’il pas fait traverser toute une colline amazonienne à un bateau, en déboisant une immense partie de la forêt, au grand dam de toute l’équipe du film qui dénonça un projet dangereux et dantesque ? Ou menacé d’une arme son acteur principal, Klaus Kinski, que les populations locales s’étaient déjà offertes à tuer suite à son comportement extravagant, et qui voulait quitter le tournage ?
Werner Herzog n’aura de cesse de questionner des hommes confrontés à un destin singulier, supérieur, souvent dans une nature hostile, infiniment inhospitalière, qu’il s’agisse des abysses, de la jungle ou de la haute montagne.
J’ai de longue date été fasciné en particulier par ce documentaire (mais chez Herzog il est impossible de faire la part entre ce qui relève du reportage et de la fiction) sur Reinhold Messner, l’immense alpiniste italien de langue allemande. Dans Gasherbrum, la montagne lumineuse, où il accompagne jusqu’au camp de base l’hymalayiste, puis y attend son retour, la part principale est accordée aux interviews. Herzog s’attache à percer ce qui pousse Messner à risquer sa vie et à souffrir à un point extrême pour conquérir une montagne. Malgré la bonne volonté évidente de Messner, les réponses ne font que tourner autour de la question.
Il y a comme toujours chez Herzog un besoin éperdu de saisir la vérité et les motivations profondes d’un être, sans jamais juger, de trouver la clé ou la faille qui mène du rationalisme à la déraison, qui n’est peut-être que la crête de la passion et de la vie. De saisir l’instant où le rêve devient réalité ou l’inverse, de mettre à jour le ressort secret de ces hommes (mais y parvient-il jamais vraiment ?) qui toutes frontières abolies ont atteint l’impossible, connu une existence hors-normes, qu’ils soient parricide*, trafiquant d’esclaves**, empereur sanguinaire*** ou chasseur d’ours****.
En digne héritier du romantisme allemand et du baroque, Werner Herzog aura donc sans relâche approché, accompagné des destinées périlleuses ayant partie liée avec la folie et la mort.
Il tenta même de conclure avec elle un pacte, en entreprenant une espèce de pèlerinage. C’est ce que raconte son premier livre, Sur le chemin des glaces*****. Ce livre inoubliable est, sans conteste, un des plus beaux conçu dans les marges du cinéma.
Voici les premiers mots de la quatrième de couverture : « En novembre 1974, Werner Herzog apprend que son amie Lotte Eisner, critique et historienne du cinéma allemand, est très malade, on craint pour ses jours. Alors, il décide de se rendre auprès d’elle, à pied, de Munich à Paris. C’est un geste de chevalerie, un acte fou dicté par l’amitié, avec la certitude non moins folle qu’au bout du chemin Lotte Eisner serait vivante, et hors de danger ».
Dit par lui : « Mes bottes étaient tellement solides, tellement neuves, qu’elles m’inspiraient confiance. Je me mis en route pour Paris par le plus court chemin, avec la certitude qu’elle vivrait si j’allais à elle à pied ».
C’est donc ce périple, cet acte incantatoire et propitiatoire, qu’il raconte : les aléas, les miraculeuses comme les plus minimes manifestations de la nature, de petits faits anodins comme frappés par une lumière nouvelle. C’est tout à la fois un livre simple et sophistiqué : « L’air est d’une pureté et d’une fraîcheur parfaites, plus haut, un peu de neige. Mes mandarines me mettent dans un état de profonde euphorie ».
C’est exactement ce genre d’exploit insensé, gratuit et merveilleux, qu’il questionne si souvent dans ses films.
L’archétype de la violence de la nature, son côté sombre, sa résistance à la présence humaine, le cadre de maintes aventures filmiques et littéraires, on le trouve dans la jungle, dont il notait la force symbolique dans son deuxième ouvrage traduit en français, Conquête de l’inutile******: « Les gens doivent bien comprendre que ce livre est une œuvre de prose, un rêve ou un délire en état de fièvre […] Comme si, pendant que je tournais Fitzcarraldo, j’écrivais de la poésie sur ce que c’est que vivre dans la jungle. »
C’est cette jungle qu’affronte Hirō Onada, pendant près de trente ans, après qu’il a refusé de croire à la reddition du Japon*******. Survivant avec deux camarades au début, puis seul, il apprend à composer avec le pire environnement, sur l’île de Lubang, dans les Philippines. Tout en poursuivant son combat de soldat, multipliant les escarmouches, organisant des expéditions éclair pour tuer des bœufs d’eau ou dérober l’indispensable, il reste fidèle à la parole donnée à l’empereur et à ses supérieurs. A aucun moment ne lui vient l’idée de renoncer, se rendre ou admettre que le monde a changé. Chaque geste, pour ne point laisser de traces, éviter les pièges tendus par l’ennemi, est pesé à l’aune d’une prudence infinie, comparable à celle d’un alpiniste en pleine paroi.
A tous les genres dont on pourrait affubler ce livre il faudrait y ajouter celui d’un manuel de survie. On y apprend par exemple à déclencher un phénomène de combustion dans une atmosphère chargée d’humidité. Sous-titre possible : « Comment un organisme vivant se protège-t-il dans la nature ? » ; objectif : « se rendre invisible, se faire rêve insaisissable, voile de brume qui se dissipe avec son fardeau de périls, une rumeur qui court. » Il lui faut, ni plus ni moins, se changer en animal insaisissable, au cœur de « cet enfer vert », de « la putréfaction propre à la jungle ». Là où « Tout est rongé, pourri, effiloché en raison de l’humidité du climat », « Onada est une partie de la jungle en mouvement ».
Mais cet univers devient rapidement fantomatique : « Seules quelques lampes de poche émettent de confus rayons de lumière dans la nuit. » Onada se prend à douter de la réalité de son existence et de ce qui l’entoure : « Cette forêt vierge est-elle un rêve ? », « l’île imaginée ? » En dépit du calendrier qu’il tient avec la rigueur qu’on lui concède bien volontiers, il se sent parfois envahi par un sentiment d’élongation ou de précipitation de la temporalité : « ou bien s’agit-il de secondes étranges jamais ressenties ainsi jusqu’alors, dont la durée est en fait de plusieurs mois ? » Pour arriver à ce constat : « La forêt vierge ne reconnaît pas le temps ».
En somme : « Souvent sur Lubang il s’était creusé la tête autour de cette question. Il n’existait aucune preuve qu’il fut éveillé lorsqu’il était éveillé, ni aucune preuve qu’il rêvât lorsqu’il rêvait. »
Un de ses plus fervents combats est donc de rester de plain-pied dans le présent « Son arme […] est comme une ancre au mouillage dans une réalité lointaine ». Mais malgré ses efforts tout demeure incertain : « La réalité se nourrit de codes secrets, ou bien ce sont les vides qui s’enrichissent d’éléments de réalité comme une roche parcourue de veines de minerai. »
Ce livre magique, aux confins de la mémoire et du temps, oscille du songe imbibé par la moiteur de l’air à une exacerbation de tous les sens, un constant qui-vive mais altéré par la fatigue et la faim.
Il témoigne aussi de la profonde cohérence et de l’aspect protéiforme de l’œuvre de Herzog. On pourrait s’évertuer à rechercher ce qui relève de l’image animée dans ce récit, révèle la contamination de sa pratique cinématographique dans son écriture. Des expressions semblent y encourager. « Nuit. Les soldats… » ; « C’était comme au cinéma, comme si j’étais acteur dans un film de samouraïs… » ; « Sa bobine avance ou recule en accéléré ». Pourtant Herzog a toujours considéré que ses livres résisteraient mieux au temps que ses films. Parce qu’il les a toujours abordés avec une entière conscience littéraire. Il a par ailleurs usé d’une très belle métaphore pour distinguer les uns des autres : les livres sont sa maison, ses films le monde. Une autre différence essentielle tient au fait que ses livres sont totalement exempts de psychologie, uniquement axés sur la description, quand ses films cherchent à résoudre une énigme d’ordre mental.
Onada n’acceptera de se rendre que lorsqu’on délégua sur l’île son ancien officier major, alors très âgé, auquel il rendit les armes. Quand enfin Herzog put le rencontrer, ils communiquèrent sur leur expérience de la jungle : « je pouvais lui poser des questions qui ne venaient à l’esprit de personne d’autre ».
*Dans l’œil d’un tueur, 2009
**Cobra Verde, 1987
***Echos d’un sombre empire,1990
****Grizzli man,2005
*****P.O.L, 1988
******Capricci, 2008
*******Cette histoire a donné lieu à un film : Onada, de Arthur Harari, en 2021