Armen - Jean-Pierre Abraham

8. Armen, de Jean-Pierre Abraham, Petite Bibliothèque Payot, 2021, 192 pages, 8€, chronique 1

Qui voit Sein, voit sa fin… affirme l’adage ! Combien de navires disparues dans les tempêtes de la chaussée de Sein ? Au cours de la 2eme moitié du 19ème siècle le phare d’Armen (pierre en breton) fut érigé en pleine mer sur un gros caillou rougeoyant comme un rubis sombre, puis habité (…je n’ai pas dit hanté !) par des gardiens jusqu’à il y a quelques dizaines d’années, avant son automatisation définitive.

 Dans ce journal de bord personnel qu’il tînt durant près d’une année, Jean-Pierre Abraham, l’un des derniers gardiens, nous plonge dans la profondeur de ses vagues à l’âme divaguants au gré des flots s’esclaffant contre les lucarnes, de la brume aveuglante et de l’escalier qui tourne sur lui-même comme une toupie autonome.

 Ses pensées de quarts, la nuit, nous grandissent et les clignements lumineux, réguliers, adressées à tous les bateaux qui croisent au large, ou tout proche, nous éblouissent.

« Se taire. Faire tous les jours de sa vie la même chose à la même heure. Les moines. Compter sur les rites, le froid, sur la faim, sur les violents désirs pour réduire l’écart, quel écart ? ». Ecart entre le temps figé et les vents hurlants, écart entre les mots et le vécu qu’ils expriment, écarts entre terre et mer, navires et phare… Jean-Pierre Abraham devient arpenteur et il mesure surtout les écarts entre lui-même et lui-même, comme K dans le Château de Kafka, à la recherche de son identité.

Le récit est poignant, enveloppé par l’ampleur poétique des visions nocturnes et de la solitude qui déconstruit pour élargir les parois de la conscience, non pas entre chien et loup, mais entre sommeil et éveil, le tout en forme de somnambulisme. L’auteur est comme halluciné par le bruyant silence de la mer et de son rêve qui gronde comme un phare isolé.

« Patience. Choisir d’habiter près d’une lampe, c’est tout de même choisir la couleur de sa vie. Une lumière violente fait écran. Ici, entre les murs et les ombres on doit pouvoir avancer lentement. Peut-être vaudrait-il mieux flamber d’un coup, vivre en torche, se consumer dans un éclair de folie ». Jean-Pierre Abraham se révèle écrivain du silence au style lapidaire et pourtant explosif.

Tout est traduit du silence ici comme dirait l’immense poète Joé Bousquet.

La solitude est grande comme la promiscuité et la lourdeur des tâches quotidiennes. L’auteur décrit avec pudeur les relations complexes entre gardiens, souvent taiseux tellement l’anxiété et la solitude les écrasent façon avalanche. Peu de place, malgré la perspective à 360 degrés, pour une libre respiration dans cette tour de veille !

 Les gardiens sont deux, par période de 20 jours, suivi de 10 jours de repos à terre, quand la relève peut prendre le relais si la météo, rarement clémente, le permet. Aucun accostage possible, seul un filin et un va-et- vient permet de rejoindre le bateau ravitailleur, la Valleda.

 Ce livre Armen est fantastique, il nous saisit et nous trempe comme la vague d’une grande marée alors que nous cheminons sur une digue, convaincu d’être à l’abri.