Armen - Jean-Pierre Abraham

9. Armen, de Jean-Pierre Abraham, Petite Bibliothèque Payot, 2021, 192 pages, 8€, chronique 2

Jean-Pierre Abraham (1936-2003) a été sans aucun doute le gardien de phare le plus célèbre de la littérature, puis en charge de la base nautique des Glénans et principal co-auteur du fameux Manuel de navigation de l’école du même nom, sur lequel plusieurs générations de marins ont planché et accompli leur apprentissage.

Sur la photo qui illustre la 4e de couverture de l’édition d’Armen, de 1967, au Seuil, il ressemble à un jeune séminariste. On relève d’ailleurs assez vite chez lui une prédisposition à vivre en des lieux isolés et exigus, comme son héros de Barnabé l’habile dans un pigeonnier* : un temps dans un monastère en Mayenne**, dans une île de l’archipel des Glénans***, dans un « hameau perdu des basses Alpes »****où il fut associé un temps au destin de l’éditeur Robert Morel, dans le Trégor comme éleveur de chèvres, dans un bateau-feu*****… Il parle « de lieux souvent inabordables : petites îles, phares en mer. D’un pays où le vent fait la loi pendant des mois. De ce monde éclaté, à la pointe de la Bretagne, dans cette mer narquoise qu’on nomme Iroise »******.

Il se réclamait avant tout de Reverdy et de Schubert. Mais en 1955, une lecture et une rencontre le marquèrent à jamais, celles d’André Dhôtel, que l’on retrouve décidément souvent dans les critiques de Signets. Un numéro du bulletin de La Route Inconnue lui est d’ailleurs consacré*******. Dans la liste de ses auteurs préférés, qui nous vont droit au cœur, il cite aussi Follain, Henri Thomas, Giono et Grosjean, mais j’allais dire surtout Yves Régnier, un des plus grands auteurs méconnus, sur lequel nous reviendrons, c’est sûr, un jour, ici.

Armen, car Abraham est loin d’être l’auteur d’un seul livre, cache une petite vingtaine de récits précieux et parfois facétieux, portés par une grâce rafraîchissante et mélancolique. Autant de livres de guetteur, de cartographe et d’arpenteur, de voyageur immobile à la recherche d’un temps dilaté par la lumière et le silence.

Armen (dont un des gardiens dit que le R est de trop) est un phare mythique au large de la chaussée de Sein. Il appartient à la catégorie des phares des enfers, ceux que les gardiens considéraient comme les plus effrayants et les plus dangereux. Son accès était si périlleux qu’on ne pouvait que rarement rester à son pied, si bien que ravitaillement et gardiens devaient y accéder par un treuil, et que ces derniers finissaient bien souvent trempés par des paquets de mer.

Sa construction fut dantesque et il connut bien des drames épouvantables. Il tremblait comme un château de cartes et rugissait comme une cohorte de fantômes dans les tempêtes.

Abraham en fut le gardien trois ans durant. L’homme se sent un peu vieilli alors, à la recherche de quelque chose mais de quoi ? Les joies sont plus minces, les bonheurs anciens perdus. « Trop de murs, en moi, sont encore debout ». Il est ici pour (s’)oublier, pour s’affûter, et peut-être écrire ce traité de dissolution de l’être, produire ce récit adamantin sur l’attente et l’éveil toujours reconduits, sur la structure de la lumière, ses molécules organisées comme les mots dans une phrase ou les écailles des poissons « dont les couleurs changeaient à chaque seconde. »

C’est donc cette expérience qu’il relate dans ce livre un peu pareil à un journal de bord, de ceux que se doivent de tenir quotidiennement les gardiens, qui ne relayent de manière sommaire que les faits essentiels, la vitesse des vents, la teinte du ciel, le nettoyage du phare, les passages des navires. S’y mêleront aussi des souvenirs de la vie sur terre, l’attention taciturne à l’autre gardien, leurs rares échanges et leurs heures hostiles, l’entretien de la tour, de la lanterne et du feu, la longue tension lors de la montée des tempêtes, le froid visqueux, la fête de Noël dans la pauvre cuisine avec les moyens du bord, « le visage clair de la peur », le lamentable refuge de l’écriture : « lorsque des mots surgissent enfin, j’ai beaucoup de retard sur eux ». Ceux-là même qu’on lit.

Sans parler de celle du phare presque sacrée, de très nombreuses phrases qui comptent parmi les plus belles de ce livre tout imbibé de lueurs (« cette passion des lueurs ! ») et des chatoiements du jour, sont consacrées à la lumière : « Il y a un moment du soir que les lampes aggravent. » « … la lumière qui règne dans cet escalier, une lumière de cloître. » « Le soir parfois tout s’illumine. » « Ma lampe réveille les pierres. »

Son caractère lustral semble tout ciseler comme un scalpel. Et tout bénir, tout aiguiser. Le moindre bruit comme le silence ou les objets les plus simples prennent alors un relief inaccoutumé, parfois presque hallucinant. Ce n’est pas pour rien que le héros a emporté avec lui un ouvrage sur Vermeer********comme si le sourd rayonnement, la clarté si particulière qui habite ses intérieurs, l’intense et paisible atmosphère du peintre hollandais étaient seuls à même de rivaliser avec l’indescriptible lumière qui nimbe le phare. L’application de la Dentellière ou de la Laitière ne sont d’ailleurs pas sans évoquer celle des gardiens penchés sur leurs minutieuses et humbles tâches.

Quand il décrit les toiles de Vermeer, et le gris des perles qu’il essaye de retrouver dans de longs mélanges pour repeindre une partie du phare, on dirait du Jean Follain dont les poèmes parfois évoquent des tableaux flamands. D’ailleurs la prose tend souvent vers le poème pour adopter des tournures reverdiennes, tout particulièrement quand le paragraphe se dilacère : « la fenêtre ouverte donne sur le canal au pied des remparts./Des fruits opulents sont renversés sur la table. » Ailleurs, on entend une voix qui annonce déjà James Sacré : « Et parfois des mots sans éclats, lorsqu’on les réunit, voilà qu’ils brillent. »

Parfois nous sommes tout bonnement dans l’ambiance d’un polar métaphysique : « il y a quelqu’un en moi qui ne doit pas sortir vivant d’ici. » Parfum de métaphysique encore lorsque l’on visite le musée des Phares et Balises de l’île d’Ouessant, qui abrite une annexe du phare du Créac’h, longtemps le plus puissant d’Europe. La chambre d’Abraham à Armen y est reconstituée, telle qu’elle est décrite dans le livre. Elle est monacale. On y sent vibrer la présence presque palpable de l’auteur, et certains jours, on ne sait plus si les bourrasques que l’on entend viennent du dehors, de ce lieu clos à nouveau perdu au cœur de l’océan, ou des pages encore bruissantes du livre dans nos souvenirs.

Il n’y a plus de gardiens maintenant que les phares sont automatisés, et les systèmes de navigation des bateaux ne les intègrent plus. Mais les marins croisent toujours avec respect et un reste de crainte ces sentinelles silencieuses qui continuent à guider nos rêves.

*Barnabé l’habile, plaquette hors commerce, Le Temps qu’il fait, 1997
**Port-du-Salut, Le Temps qu’il fait, 1999
***Fort-Cigogne, Le Temps qu’il fait,1995
**** Le Guet, Gallimard, 1985
*****Lettre à François Dilasser, plaquette hors commerce, Le Temps qu’il fait, 2003
******La place Royale, Le Temps qu’il fait, 2004
*******Bulletin de l’Association des Amis d’André Dhôtel, No 6, décembre 2003
********avec un album sur un monastère cistercien ainsi qu’un « troisième livre : des poèmes de Pierre Reverdy », choix qui relèvent d’inclinaisons deja signalées.