5. renard poirier, d’Albane Prouvost, éditions la Dogana, 2022, sans pagination, 25€, chronique 2
A l’instant d’aborder, plus démuni que jamais, ce livre mystérieux qui offre si peu de prises, nous revient comme un viatique cette profession de foi de Philippe Jaccottet : « L’effacement soit ma façon de resplendir ». Encore que la lumière si pure à laquelle il aspirait semble trop vive au regard de celle plus sourde, presque absente, qu’Albane Prouvost délègue à quelques mots-refuge (glace, neige), ne puisse raisonnablement lui être comparée.
« renard poirier », sans plus d’article, avec la proximité de sa rime interne en « ar » enserrée entre le « re » initial et le « er » final, comme une double fermeture en forme de palindrome, dit plus que la complémentarité des deux termes leur équivalence, leur fusion possible, en tant que motifs ou notes musicales des variations ou reprises qui ponctuent ce texte. La tentative, aussi, de restituer aux mots, souvent les plus simples, une force que le temps a usée.
Cet effet de percussion des deux vocables du titre, ainsi accolés, se trouve d’emblée renforcé par la citation de Mandelstam : « Le poirier a tiré sur moi » (dans la traduction de Philippe Jaccottet !). Si l’on songe que le premier recueil de l’auteure s’intitulait « Ne tirez pas camarades* » et le suivant « Meurs ressuscite**», c’est sous une menace bien réelle que semblent se placer les pages qui vont suivre. De plus, le terme « camarades », ou la présence de Mandelstam ici et celle de Khlebnikov, Pouchkine, Chklovki ou Maïakovski dans les recueils antérieurs, les mots « neige » et « glace » qui seront si souvent convoqués, situent bien l’origine des influences : dans ces froides contrées où les poètes eurent tant à souffrir du régime, et du pire auquel leurs écrits les exposaient.
On aura pu mesurer, au regard des dates de parution des deux premiers ouvrages, combien Albane Prouvost est une écrivaine rare. En quelque vingt années, elle aura livré trois ouvrages très minces, de plus en plus envahis par les blancs, un certain silence, une indétermination du sens et du genre, de moins en moins de compacité (tout au plus 5 à 6 lignes aérées (devrait-on parler de vers, ou de portées ?) par page dans ce dernier recueil, et très souvent une seule. Ce peu de relief apparent, de préhension, mais non pas d’événements, surtout grammaticaux, se double d’un vide biographique presque complet (une date de naissance, une photo, c’est tout ce dont nous disposons concernant cet auteur d’une soixantaine de pages au total, si nous prenait la fantaisie de vouloir compter).
Car à l’absence complète de majuscules, de ponctuation, vient s’ajouter dans ce recueil (ou ce poème, ce chant assourdi) celle de la pagination, comme si rien ne devait plus gêner dans l’espace de la page le poids des mots.
D’autant qu’au nombre limité de livres, de pages de celui-ci comme des deux autres, s’ajoute un lexique très réduit : quelques arbres fruitiers, quelques bêtes (un renard, un cheval, un cerf), de la neige. Aucun être humain ne vient troubler ce qui se joue là, comme sur la scène d’un théâtre, sauf les rares occurrences d’un « je » qui regarde, rapporte, peut-être immobile dans une maison de bois dont les fenêtres ouvrent sur une ouche enneigée (on pense immanquablement à La Cerisaie de Tchekhov), un verger que parcourent des ombres bousculées par une pluie, un vent de flocons, et qui se confondent ou se dissolvent (« les renards en forme de neige intermédiaire »).
C’est alors parfois que ces ombres, ces formes amorties, ces éléments d’un décor brumeux, finissent presque par acquérir apparence humaine (« le front du poirier ») ou ressentir des émotions : « le poirier tombe amoureux dans la neige des poiriers ». « le plus petit poirier du monde demande si lui aussi va être massacré » (phrase qui évoque ces paroles d’une chanson de l’enfance : « le sort tomba sur le plus jeune »). D’ailleurs, souvent l’ambiance de la lecture se porte aussi du côté du conte, ou de la comptine, avec des répétitions comparables aux vestiges d’un refrain.
Comme le « miracle » qui sauva in extremis le jeune matelot du Petit Navire, le renard tour à tour « embrasé », « pourri », « irradié », « condamné », deviendra, derniers mots du texte, « renard fleuri », comme s’il était sorti victorieux d’une catastrophe, à nouveau « couronné ». Comme si le monde, un moment corrompu, « pourriture de neige et pourriture de glace », se levait à l’aube d’un nouveau jour, d’une réconciliation universelle.
Se pourrait-il alors que le renard soit réduit à son nom et en même temps l’habite, le fasse exploser en une course fixe sur la page, que cette page soit « toute l’étendue de la neige », et « les barrières de fleurs au-dessus des barrières de fleurs » les lignes mêmes du poème ?
*Editions Unes, 2000
**Editions P.O.L, 2015